Jeff Buckley • Chronique de l'album Grace.

Stan Cuesta.
1994. 

Ma chronique enthousiaste à la sortie de l’album, que Rock & Folk décida de placer en ‘Disque du mois’. Pour une fois, je ne reçus pas de lettres d’insultes, mais des remerciements de lecteurs que j’avais poussés à acheter ce disque. De temps en temps, ça fait plaisir…

 

Attention, grosse surprise ! Un OVNI ! Premier album hors du commun, parfait, par un artiste majeur qu’on n’a pas vu arriver. Bien sûr, il s’agit du fils de Tim Buckley, héros mythique du folk-rock-jazz poétique des années 66-75, ange déchu à la voix inimitable, mort trop jeune, de trop d’excès. Le nom pouvait sembler lourd à porter, a priori. Mais l’écoute de l’album balaie toute inquiétude. Exit les références au père, terminé, oublié, dépassé. J’adore Tim Buckley, j’écoute ses disques, ils sont magiques. Mais je prend le pari que dans quelques années, il sera devenu « le père de Jeff »… Ce petit gars va aller très loin, très haut, très vite. Il y a le timbre de la voix, un peu réminiscent, dans ce qu’il a de meilleur. Et quelle voix ! Inouïe, au sens propre, qui monte haut, haut, juste, chargée d’une émotion intense. On peut penser à Robert Plant, ou carrément à Led Zeppelin, celui de « Kashmir », pour l’utilisation des cordes, sur une rythmique lourde et répétitive, et cette voix qui s’envole au dessus… Mais la musique est totalement originale, la science des contrastes parfaite. Jeff Buckley joue quelques morceaux seul accompagné de sa guitare électrique. Et c’est un fameux guitariste, au style à part, confondant. Pour l’exemple, une reprise du « Hallelujah » de Léonard Cohen, véritablement hantée. On avait déjà une version crépusculaire par John Cale, ici c’est tout le contraire, on monte au lieu de descendre ! Qu’il plaque un accord et chante une simple phrase (« Lilac Wine »), et ce sont tous mes poils qui se dressent au garde-à-vous ! Et puis, il y a les morceaux avec le groupe, bruyants, sauvages et mélodiques, faisant la part belle à des arrangements complexes, délirants, géniaux (« Mojo Pin », « Grace », « So Real », « Eternal Life »). Jeff Buckley obtient une espèce de pâte sonore tellement riche que le cerveau est dépassé lors des premières écoutes. Imprévisible, incompréhensible. La musique est belle quand elle est indéchiffrable, quand on ne sait plus quel instrument joue quoi, comment ils font. Oui, comme Jimi Hendrix, exactement. Infalsifiable. C’est l’esthétique du flou qui revient en force, et merde pour les productions au scalpel. De la magie, du mystérieux, du bordel organisé ! C’est trop… Trop beau, trop fort. Un chef d’oeuvre. Des types comme ça me dépriment. Trop doués. Chapeau bas.