Mort de Ginger Baker, le batteur fou.

Stan Cuesta. 2019.  

Ginger Baker a été, dans les sixties, le plus flamboyant des batteurs de l’histoire du rock, la première superstar de l’instrument d’une musique qui, ironiquement n’était pas la sienne. Baker était avant tout un fan de jazz et deviendra le premier musicien occidental à s’intéresser à la musique africaine, bien avant que l’on ne parle de world music. C’était aussi un personnage violent, odieux et drôle, doublé d’un junkie impénitent, régulièrement ruiné. Sa vie est un véritable roman, une série de rares moments magiques entrecoupés de catastrophes le conduisant au bord du gouffre. Un personnage plus grand que nature comme le rock n’en produira plus jamais.

Peter Edward Baker nait à Londres en 1939. Sa chevelure rousse – emblématique de ce personnage haut en couleurs – lui vaudra le surnom de « Ginger ». Son père meurt à la guerre alors qu’il n’a que quatre ans. Il devient un adolescent impulsif et bagarreur, qui préfèrera toute sa vie régler les problèmes à coup de poings plutôt qu’en faisant appel à une autorité quelconque. Il se passionne pour jazz et se découvre un don inné pour la batterie. Son héros de toujours, le meilleur batteur anglais du moment, Phil Seaman, l’initie à la fois à l’héroïne et à la musique africaine…
Au début des années 1960, Baker intègre le Blues Incorporated d’Alexis Korner, en remplacement de Charlie Watts, parti rejoindre les Rolling Stones. Il y rencontre l’organiste Graham Bond et le bassiste Jack Bruce. Avec ce dernier, il forme la meilleure section rythmique d’Angleterre, mais les deux hommes se détestent farouchement…
En 1963, avec Bond et Bruce, il fonde The Graham Bond Organisation, rejoints par le saxophoniste Dick Heckstall-Smith. Le groupe, indépassable sur scène, devient l’attraction préférée des musiciens londoniens. Avec son caractère autoritaire et intransigeant, Baker en est le véritable leader. Mais ses bagarres avec Jack Bruce – qui ont souvent lieu sur scène ! – et son addiction à l’héroïne précipitent la chute du groupe. Un scénario amené à se reproduire…
Ginger veut alors monter sa propre formation, avec les meilleurs, d’où le nom de Cream (la crème des musiciens du moment) qu’il fonde en 1966 avec Eric Clapton. Celui-ci insiste pour avoir Jack Bruce à la basse. Une idée à la fois géniale et maudite… L’autodestruction est quasiment inhérente à tous les projets de Baker.
Le groupe devient la coqueluche du tout Londres. Il publie quatre albums en moins de trois ans et ses concerts sont l’occasion de démontrer l’immense talent des trois musiciens, Baker s’illustrant particulièrement sur « Toad », prétexte à un long solo de batterie époustouflant. On lui reprochera plus tard d’avoir donné naissance à ce pensum particulièrement apprécié des groupes de hard rock : l’inévitable solo de batterie. Sauf que ceux de Baker étaient inspirés…
Les querelles entre le batteur et le bassiste reprennent, attisée par le fait que Bruce compose la majorité des morceaux et gagnera toute sa vie beaucoup plus d’argent avec Cream que Clapton – qui fera fortune en solo – et que Baker – qui tirera toute sa vie le diable par la queue. En 1968, le groupe jette l’éponge, après une tournée d’adieu triomphale, dont un concert historique filmé au Royal Albert Hall.
En 1969, Clapton veut tourner le dos à cette surenchère instrumentale et jouer une musique intimiste avec son ami Steve Winwood, ex-Traffic. Ils répètent à deux à la campagne, tranquilles. Mais Ginger déboule sans avoir été invité et s’installe à la batterie. La formation résultante, Blind Faith, devient le premier super groupe de l’histoire du rock, objet d’un immense battage médiatique, enregistre un album précipité et s’engage dans une tournée des stades américains, le contraire exact de l’idée de départ. L’aventure ne durera que quelques mois.
Dans les années 1970, Baker fonde un big band délirant et impossible à rentabiliser, Air Force. Il se produit ensuite en duo avec des batteurs mythiques qu’il vénère : Elvin Jones, Art Blakey, Max Roach et Phil Seaman. Ce retour au jazz est l’un des grands moments de sa vie. Il n’a de cesse d’afficher son mépris du rock, de son public, et des autres batteurs, comme John Bonham (Led Zeppelin) ou Keith Moon (The Who) : pour lui, ces musiciens, qu’il a influencés (de même qu’il a contribué, à son corps défendant, à l’avènement du hard rock), ne « savent pas swinguer ». Il n’a pas tort.
Ginger Baker, qui s’intéresse depuis longtemps à la musique africaine, s’installe alors à Lagos, au Nigéria, s’acoquine avec Fela Kuti – avant de se fâcher avec lui, bien sûr – et monte un studio, où Paul McCartney enregistrera Band On The Run. Il y restera six ans et y découvrira le polo, sa nouvelle passion, qui le ruinera encore plus efficacement que la musique et la drogue…
Le retour à Londres est difficile. Il fonde le Baker Gurvitz Army qui joue une sorte de heavy metal sans génie. Il quitte sa femme pour la sœur du petit ami de sa fille… Avant de replonger dans la drogue, de perdre sa maison en Angleterre et de se réfugier en Italie, où sa jeune compagne le quitte à son tour. Les années 1980 seront difficiles, avec des retours étonnants, comme cet album enregistré en 1986 avec PIL, le groupe de John Lydon – Johnny Rotten, l’ancien chanteur des Sex Pistols –, tout aussi désagréable que Baker, qui sera toujours celui qui le défendra le mieux…
La suite est confuse : il joue dans un film hollywoodien atroce, se marie une troisième fois, intègre un groupe grunge, Masters of Reality, le tout en montant un Polo Club qui lui pompe tout son argent. Au tournant du siècle, il revient au jazz à New York avec un superbe trio. Son héros Max Roach lui fait ce compliment ultime : « Ginger joue comme un noir ! »  Tout semble reparti mais au cours d’une interview, il critique l’état américain de façon si virulente qu’il doit quitter le pays. Il s’installe en Afrique du Sud, dans une propriété barricadée où le panneau d’entrée annonce, « Attention à M. Baker » ! Ce sera le titre d’un documentaire hilarant et perturbant que lui consacre Jay Bulger en 2012, qu’il remercie en lui fracturant le nez à coup de canne…
Entretemps, en 2005, Cream s’était reformé pour trois excellents concerts au Royal Albert Hall, là où l’histoire s’était terminée. Avec l’argent gagné, Baker s’achète une vingtaine de chevaux, monte une clinique vétérinaire et se ruine à nouveau. Et tout recommence : il vend sa maison, repart sur la route pour survivre… Jusqu’à ce que son corps ne le lâche. Dès 2013, il annonce souffrir d’un grave problème pulmonaire – dû à sa consommation effrénée de cigarettes – et d’ostéoporose. Il déclare également avoir arrêté l’héroïne « à 29 reprises ».
Ginger Baker était un musicien d’exception mais un homme d’un autre âge, probablement traumatisé par la mort de son père, que seule la musique aura –parfois – comblé, lui qui avait déclaré à sa première femme que si elle lui demandait de choisir entre sa batterie et elle, il choisirait sa batterie. On n’en fait plus des comme ça.


Article de Télérama. 6 octoble 2019
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