Interview de Robert Wyatt pour Rock&Folk.

Stan Cuesta. 1997.  

Cette interview de Robert Wyatt réalisée pour Rock&Folk à l’occasion de la sortie de Shleep n’est jamais parue dans son intégralité. Je n’en ai utilisé qu’une infime partie pour un article format timbre poste…  

Jeudi 28 août 1997, Hôtel Scribe. Robert Wyatt et Alfreda Benge (allongée sur le lit). Robert me reçoit avec ces mots :
Je ne vends pas assez de disques en Angleterre pour vivre, alors je dépends des gens d’autres pays pour avoir de quoi manger. Merci à vous.

On peut passer votre carrière en revue, pour finir avec ce nouvel album ?
Vous pouvez essayer, mais j’ai quelques amnésies, il vous faudra inventer, être très créatif en ce qui concerne la première partie.

Vous avez pourtant écrit des notes de pochettes parlant de votre enfance…
Oh oui, ma mémoire va de l’enfance à 1962, puis s’arrête et repart en 1972.

Votre éducation musicale ?
Mon père était pianiste et je chantais avec lui. Il a essayé de m’apprendre le piano, mais c’était sans espoir. Comme quand une femme essaye d’apprendre à conduire à son mari… Ça a été un échec, mais peut-être m’en est-il resté quelque chose, tout de même. Quoiqu’il en soit, il y avait un piano à la maison. J’étais à la chorale de l’école, je chantais la Truite de Schubert. Puis j’ai pris des cours de violon pendant deux ans. Puis j’ai vendu le violon, au grand chagrin (en français), quel mot magnifique, de mon père, pour acheter une trompette, car je voulais être Miles Davis. Je ne voulais pas jouer comme Miles Davis, je voulais être Miles Davis. Mon père était horrifié, car il n’y avait pas un répertoire important pour la trompette, en musique classique bien entendu. Il pensait que j’étais fou. Malheureusement, il est mort peu de temps après, il était très malade, il avait une sclérose en plaques. Mon éducation s’est faite en écoutant ses disques, j’essayais de jouer par dessus les parties de batterie de ses disques de jazz, mais je ne pensais vraiment pas devenir musicien quand j’étais jeune. J’étais plus intéressé par la peinture.

Vous peignez toujours ?
Non. Je laisse ça à Alfie. Ce serait légèrement redondant… Donc, j’ai commencé à jouer un peu de batterie, de percussions avec des copains, ou des voisins : vous apprenez ce dont vous avez besoin et vous progressez à partir de ça, en écoutant des disques…

Vous étiez juste batteur, au début…
J’essayais toujours de chanter un peu, parce que souvent les musiciens écrivaient des chansons, mais ne pouvaient pas les chanter. Depuis mes 18 ans, je n’avais pas d’endroit où vivre et où avoir des instruments. Pendant six ans, j’ai vécu dans des petites pièces, ou chez des gens, je ne pouvais jouer nulle part. C’était toujours une surprise de trouver un musicien avec de la place pour jouer chez lui, et des parents tolérants.

Vous avez un style distinctif au piano. Monk ?
J’ai bien sûr des pianistes favoris, mais en fait, quand je fais une chanson ou un morceau, j’entends simplement dans ma tête ce que je voudrais derrière, et peut-être que j’entends l’orchestre de Gil Evans, mais ils n’habitent pas à côté de chez moi, alors… Ce n’est pas particulièrement dérivés de pianistes, c’est une tentative de clarification du contexte rythmique et harmonique de la chanson. Mais bien sûr, je suppose que Monk a toujours été mon pianiste favori. Et l’est toujours.

J’aime votre ‘Round Midnight’
Oh, merci. J’aimerais chanter plus de chansons de Monk, s’il y avait plus de paroles, mais c’est difficile d’en trouver. Un ami à moi, Pete Brown, a essayé d’en écrire, j’en ai fait une miniature, ‘Locomotive’, mais nous avons finalement abandonné le projet, je n’étais pas très à l’aise…

Avec ce background jazz, vous avez commencé par le rock…
Les deux frères Hopper voulaient être une sorte de beat group, on répétait chez eux, on faisait les chansons qu’ils voulaient et on essayait aussi de faire des démos pour un producteur, pour éventuellement faire un vrai disque, mais ce n’est jamais arrivé… Je n’étais pas vraiment l’instigateur de tout ça, ce que je jouais pour moi était totalement improvisé, mais n’a jamais été enregistré.

Le CD Jet Propelled avec Daevid Allen, qui contient des titres d’avril 1967, vous le connaissez ?
Je ne l’ai jamais vu. Ils ne nous les envoient jamais car on pourrait leur demander de l’argent… On ne touche rien là-dessus, non, l’industrie est corrompue, dégoûtante. Ça pue. J’ai utilisé certaines de ces chansons ensuite, oui…
Vous le voulez ?
Non, ça me rend triste…
Oh, pardon…
Non, ne vous inquiétez pas, je suis très honoré que vous soyez suffisamment intéressé pour rechercher des choses comme ça. Du dehors, ça peut être intéressant. Mais vu de l’intérieur, c’est inconfortable pour moi.

Mais vous avez recherché des trucs pour Floatsam & Jetsam ?
Oui, mais c’était Mike King, il était très intéressé, il voulait accompagner son livre avec des illustrations sonores. Je ne sais pas où il a trouvé ces bandes, je ne les avais jamais entendues. J’étais très surpris.

Vous vous souvenez d’avoir joué avec Hendrix ?
Oh oui, je n’avais pas de groupe, j’étais à Los Angeles en 1968, le groupe dans lequel j’étais s’était dispersé et j’enregistrais dans le même studio que lui. La seule chose que je n’arrivais pas à faire, c’était la partie de basse. Il est arrivé et m’a demandé ‘Tu veux que je la joue ?’, j’ai dit ‘Oh oui, merci beaucoup !’ Et il l’a jouée magnifiquement. J’essayais de tout faire moi-même, mais bien avant que je trouve comment jouer mes propres lignes de basse, Hendrix a été un bon professeur… Le meilleur, en fait. Il aurait pu être bassiste. C’était tout simplement un musicien fantastique.

Mais alors, votre mémoire fonctionne pour 1968 ?
Oui, là ça va, il n’y avait pas de groupe.

Vous ne mentionnez jamais son nom, vous dites : le groupe.
Oui, tout comme je ne peux pas dire le nom des précédents premier ministres en Angleterre. Ca ne peut tout simplement pas sortir de ma bouche.

Vous ne voyez plus les membres du groupe, mais vous avez travaillé avec Hugh Hopper.
Oui, il m’envoie des bandes de temps en temps. Des morceaux qu’il a écrit dont je peux faire des chansons.
Vous ne le voyez pas ?
Non, nous n’habitons pas dans la même région. J’habite dans le nord, il vit dans le sud.
Dans les années 70, vous jouiez encore avec lui, il joue sur Rock Bottom.
Oui, c’est vrai, nous n’étions pas fâchés. C’est moi qui l’avait introduit dans le groupe, parce que j’aimais son don pour la mélodie. Ca m’aidait beaucoup. Même avant que je compose moi-même, je me sentais très à l’aise avec ses mélodies. J’ai eu de la chance qu’il ne chante pas, il avait besoin de quelqu’un pour le faire. Aujourd’hui encore, je suis toujours intéressé quand il me propose des chansons.
Qu’est il advenu de Brian, son frère ?
Il travaille pour une compagnie chimiste, c’était un hobby pour lui, pas une carrière.

Et Kevin Ayers, vous ne le voyez plus ?
Non.
Mais vous avez joué avec lui dans les années 70 ?
Euh, je suppose, c’est possible… Je ne m’en souviens pas.
Il avait un groupe qui s’appelait Whole World…
Ah oui, avec Lol Coxhill, David Bedford et Mike Oldfield. Oui, j’ai joué un peu avec eux, mais je ne l’ai pas revu depuis.
Je l’ai vu sur scène il y a quelques années, et il jouait ‘Why Are We Sleeping’.
Ah oui, j’ai vu une vidéo de lui jouant ça, et j’ai trouvé ça vraiment bon. Il y avait des cuivres, c’était intéressant de voir ce qu’il faisait de la chanson, maintenant qu’il en avait le contrôle.
C’est un chanteur pop.
C’est vrai, mais beaucoup d’idées novatrices étaient aussi de lui. En un sens, ce n’était pas de chance pour lui. S’il avait été seulement un chanteur pop, il aurait pu avoir beaucoup plus de succès dans sa carrière, comme Donovan ou Ray Davies, ce genre de chanteur. Mais il était toujours beaucoup plus aventureux que ça. Il a raté des opportunités à cause de ça.

Après la fin de ce groupe, vous en avez formé un autre, peut-être peut-on mentionner son nom, Matching Mole ?
Oui, vous pouvez mentionner ce nom.
Ce groupe n’a pas eu le succès qu’il méritait.
Je ne pense pas qu’il méritait beaucoup de succès. J’ai bien aimé faire les disques, mais ils étaient faits en studio. Je pense que nous n’avons bien fonctionné qu’en tant que groupe de scène. J’ai entendu des bandes, c’est OK, mais ce n’est pas vraiment confortable.
Oui, mais 25 ans après, c’est toujours une influence importante, de nouveaux groupes reprennent ‘Oh Caroline’, c’est une très bonne chanson, qui aurait pu être un hit.
C’est possible, je peux le dire parce que c’est David Sinclair qui a écrit la mélodie, j’ai simplement écrit les paroles. C’est à lui que revient tout le mérite. C’est un compositeur très mélodique.

Beaucoup de gens vous mentionnent comme une influence.
Je ne reçoit pas beaucoup de feedback. Parfois, j’entends quelque chose, et je me dis : Eh, je faisais ça. Je me souviens d’ un truc qu’utilisait beaucoup David Bowie, doubler sa voix exactement à l’octave. Et puis un jour, j’ai lu une interview où il disait qu’il avait énormément écouté mes disques. Quand j’entends la chanson de Sting, à propos des disparus, il me semble retrouver quelque chose de « Te Recuerdo Amanda ». Surtout sachant que c’était un ami d’Andy Summers, qui était un vieil ami à nous. Mais pour être honnête, je suis beaucoup plus conscient des gens qui m’ont influencé moi.

Comment avez vous rencontré Brian Eno ?
Vous savez quoi… Je n’arrive pas à m’en souvenir. Nous avions des amis communs, comme par exemple Phil Manzanera, qui avait été à l’école avec Bill McCormick, un bassiste avec lequel j’ai joué.
Ils ont formé un groupe ensemble, qui s’appelait 801.
Oui, je pense qu’ils avaient même déjà ce groupe à l’école. C’est peut-être comme ça que nous nous sommes connus, mais aussi peut-être par une espèce de camaraderie entre exilés et réfugiés de grands groupes. Tout ce dont je me souviens, c’est que nous avons été immédiatement de très bons amis. Nous sommes toujours restés en contact par lettre et par téléphone. En ce qui concerne le nouvel album, j’avais entendu une musique pour un film à la télé, et à la fin j’ai vu les crédits, c’était Brian Eno. Je l’ai immédiatement appelé pour lui dire que j’avais vu l’émission et que je pensais que sa musique était très bonne. Nous nous sommes mis à parler de différents sujets, comme l’utilisation de la voix, le fait de savoir quoi faire avec les mots. Nous avons des sentiments totalement opposés en ce qui concerne les sections rythmiques. Il pense que le jazz est trop surchargé et bordélique.
Oui, je me souviens, sur un de vos disques, il était crédité aux « anti jazz rayguns ».
C’est vrai, dès qu’il entendait du jazz, il désintégrait le mec (il mime un pistolet laser). Mais même quand il est franchement contre quelque chose, il ne devient jamais condescendant. Il est toujours ouvert aux discussions, aux contradictions. C’est très agréable d’être avec lui pour cette raison.
Vous avez utilisé les Stratégies Obliques ?
Oui je trouvais ça très bon. Par exemple, je ne sais plus si c’en est tiré ou si c’est quelque chose qu’il a dit, mais parfois, il enregistre une piste de sons, de bruits au hasard, qu’il met de côté et puis il enregistre son disque, et ensuite, par endroits, il injecte cette première piste. J’ai utilisé ça plusieurs fois. Beaucoup d’idées comme ça. Et une autre, merveilleuse : parfois, quand vous êtes en train d’enregistrer, vous pensez que tout est complètement merdique. Ne le détruisez pas. Parce que c’est meilleur que vous ne le pensez. Vous êtes simplement de mauvaise humeur.
Alfie : Honorez vos erreurs comme une intention cachée.
Oui, c’est ça, c’est fantastique. Merci.
Brian est plus influencé par des idées du monde de l’art que par la musique, et moi aussi, d’une certaine façon. Mon idée de l’art, c’est de créer un monde dans ma tête, comme un peintre.

Vos mélodies sont toujours très originales.
Pendant des années, j’ai essayé d’être comme les gens que j’aimais.
Même sur les reprises, vous changez les harmonies, etc.
Oui, c’est vrai. Je me lasse très rapidement de certaines harmonies couramment employées dans le rock normal. J’utilise des harmonies très simples, mais ce ne sont pas exactement celles qui sont utilisées, par un guitariste, par exemple. Ça vient du jazz, bien sûr, mais aussi, même si ça fait un peu prétentieux de dire ça, de l’écoute de Ravel et de Prokofiev.
Qui étaient influencés par la peinture…
Oui, à la recherche d’une fluidité, rythmique et harmonique, la sensation que tout se fond et n’est pas encore complètement solidifié.

Vous avez arrêté d’écrire, à un moment.
J’ai travaillé avec d’autres personnes. J’ai enregistré ‘Hapless Child’ pour Mike Mantler, une musique pour un écrivain, Edwin Gore (?), arrangée par Carla Bley. Ils avaient entendu Rock Bottom, qui était distribué à l’époque par Virgin, et ils m’ont demandé de chanter. Et ça a été une expérience fantastique, simplement chanter pour quelqu’un, sans aucune autre responsabilité, juste interpréter, comme un instrumentiste. Quand les autres instruments sont joués par Jack DeJohnette, Steve Swallow et Carla Bley, personne ne peut faire mieux ! C’est très stimulant. Ce n’est peut-être pas considéré comme créatif dans un sens compétitif, mais comme je ne donnais plus de concerts, c’était une façon de continuer à travailler. Et puis, j’en ai fait d’autres. Oui, j’avais des difficultés à écrire… Je ne veux pas écrire la même chanson deux fois de suite. Il faut attendre que des idées nouvelles vous viennent, parfois on ne peut pas forcer les choses.

Costello ?
C’est le nom qui me venait à l’esprit, justement. En partie parce qu’il est tellement prolifique… Il peut écrire des centaines de chansons. Le contraire absolu de moi, en un sens. Un gars super, très amical. La chanson avait été écrite par Clive Langer, un ami d’Elvis. Ils ont simplement envoyé une K7 à Rough Trade, avec un mot demandant si je voulais la chanter. C’était la première démo de la chanson, j’ai simplement remplacé sa voix par la mienne. Et puis nous avons sorti le disque.
Avez vous entendu sa version, avec Chet Baker à la trompette ?
Oui. La première chose dont nous ayons parlé quand nous nous sommes rencontré, c’est de Chet Baker, car il avait découvert qu’Alfie était une fan des débuts. Il me disait que je devais enregistrer un album de reprises de Chet Baker, ce que je ferai peut-être un jour. C’était un très grand musicien, même à la fin, quand il était en très mauvaise santé, il a continué à jouer une bien meilleure musique que bon nombre d’autres musiciens. C’est aussi pour ça que j’étais ravi de travailler avec Philippe Catherine, qui a longtemps joué avec Chet.

Ensuite, en 1984, vous avez enregistré Old Rottenhat qui est décrit dans votre biographie même comme un album plutôt lugubre. Partagez-vous ce point de vue ?
Je n’ai pas de commentaire à faire sur mes propres disques. Je répète souvent ça : je ne fais pas de chroniques de disques, même pas avec un seul mot.
Mais c’est vrai que votre nouvel album est beaucoup plus varié que Old Rottenhat et Dondestan
Oui, ces deux albums, ainsi que d’autres choses que j’ai faites à la même époque, comme le EP Work In Progress, étaient en quelque sorte l’essence concentrée de ce que je fais. L’essence nue absolue.

Il y a beaucoup plus de musiciens invités sur Shleep. Aviez-vous besoin de rejouer avec des gens ?
Oui, je commençais à me sentir un peu seul. Pas socialement. Je suis plutôt heureux avec Alfie et mes amis, mais musicalement.
Comment avez vous rencontré Paul Weller ?
Quand Phil Manzanera m’a proposé d’enregistrer dans son studio, Paul Weller était en train d’y travailler. Phil m’a dit : je ne peux pas te donner cette semaine, car il y a Weller. J’ai laissé une note, un petit bonjour, lui demandant s’il avait besoin d’un chanteur pour des harmonies vocales ou quoi que ce soit, je lui demandais aussi la grille d’accords d’une vieille chanson de Style Council que je pensais enregistrer, ce que j’ai d’ailleurs fait, « The Whole Point Of No Return », parce que j’avais le disque, mais je voulais être sûr que les accords étaient les bons. En fait, j’ai abandonné ses accords, mais je voulais les connaître avant. Il m’a répondu en me demandant si je n’avait pas besoin d’un peu de guitare sur certains titres. Je me suis dit que je pouvais essayer, ça c’est fait de façon très informelle.
C’est inhabituel d’entendre de la guitare sur vos disques.
Oui, je ne comprends pas les guitares, normalement. C’est vraiment la grande différence de dialecte culturel qui existe entre moi et le rock’n’roll. Je ne vis pas dans le monde des guitares. Et là, il y en a plein… Quatre ! Il y a quatre guitaristes, tous différents.
Des vraies guitares rock…
Oui, je suppose que c’est comme ça qu’on dit, bien que j’ai toujours préféré le roll au rock. J’étais nerveux avec Paul, parce que je ne le connaissais pas. C’était une sorte d’acte de foi aveugle. Je pouvais vraiment me ridiculiser. Et puis j’ai réalisé qu’il était un peu nerveux lui aussi.
Etait-il fan de votre travail ?
Je n’en ai aucune idée… Comment aurais-je pu lui demander ? Non, nous n’avons pas parlé de ça, mais de soul music. Il passait son temps à demander à Alfie comment c’était dans les boîtes, à Londres, dans les sixties. C’est un mod, il veut savoir ! Alfie était là quand les mods ont été inventés, elle en faisait partie… C’était l’essentiel de notre conversation. Il a juste travaillé sur la musique, il était content de simplement faire un peu d’acoustique, mais je lui ai demandé d’en faire plus… Je ne payais pas ces gars-là, alors, je ne pouvais pas vraiment leur demander quoi que ce soit. Mais il s’est réellement investi. Je crois qu’il bossait très dur sur Heavy Soul, et pour lui c’était une façon de se reposer un peu, se changer l’esprit. Des sortes de vacances ! J’ai eu de la chance. C’est un homme très gentil, très drôle. Et ce qui est le plus important, il a une très bonne oreille. Il a vraiment compris ce que je voulais. Mieux que moi-même, je pense… J’aurais peut-être maintenant une attitude un peu plus bienveillante envers la guitare ! Parce que comme je n’arrive pas à en jouer, je ne pense pas à elle.

Vous jouez de la basse.
Oui, j’ai une guitare à la maison. Sur les quatre cordes graves, j’essaie toujours de jouer des lignes de basse. Par exemple, un riff de Charlie Haden de… 1958, que j’essaie de jouer sur deux cordes depuis… 30 ans ? (Il le chante) J’ai enfin trouvé un endroit où le placer !
Vous le connaissez ?
Oui, j’avais repris une de ses chansons (« Song For Che »), et ensuite, il nous a rendu visite. Evidemment, nous avions des amis communs, comme Carla Bley.

Avez-vous eu des réactions d’autres personnes dont vous avez repris des chansons : Chic, Peter Gabriel…
Non… Oh, je crois que je l’ai vu une fois à l’autre bout d’une pièce, parce qu’il m’a regardé bizarrement. Je ne savais pas qui il était, puis j’ai réalisé par la suite que c’était lui. J’aurais du le remercier pour la chanson, « Biko ». (Il demande à Alfie s’il en a rencontré d’autres) : Bien sûr, pas Victor Jara, qui a été assassiné au Chili, Parra était morte…
Alfie: The Monkees ?
Non… Je ne les ai jamais rencontrés. J’espère que ça n’arrivera jamais…
Hendrix avait tourné avec eux, et avec les Walker Brothers...
Oui, il n’en parlait pas beaucoup ! Et avec Cat Stevens, aussi. Et Engelbert Humperding!

Shleep ?
Ce sont les mots d’Alfie.
Vous êtes moins politique sur cet album que sur les deux derniers.
Comme je l’ai déjà dit, je ne chante pas deux fois les mêmes chansons. Je devais chanter ce que j’ai fait auparavant. Et la plupart de ces chansons viennent du monde de mes rêves, comme Rock Bottom, et c’est un monde très perturbé. Parfois le sommeil est plus perturbé, et il l’a été très sérieusement pendant l’ère des Reaganomics. Je ne pouvais pas y croire. C’était partout pareil. Je me sentais totalement étranger à mon environnement. C’est sorti dans les chansons. Je devais me différencier de cette atmosphère inconfortable.
Vous pensez que ça va mieux aujourd’hui ?
Non, je ne crois pas. Mais, depuis que les alternatives sérieuses ont toutes disparues… J’ai toujours les mêmes idées sur le fonctionnement du monde. La vraie guerre est pour moi entre la démocratie et les investisseurs, les banquiers. Mais ce n’est pas clair, parce qu’on apprend qu’ils coopèrent. Ils sont tous amoureux.
Marcos ?
Si ça marche. C’est difficile de parler de ça dans les pays riches. Dans un pays capitaliste, vous êtes probablement bénéficiaire… Pas tout le monde, non… Mais si vous êtes d’un pays ‘client’, vous êtes baisé. Je crois toujours à ça. Mais la plus grande tentative de construire une alternative s’est totalement effondrée. J’ai du mal à imaginer quelqu’un refaisant tout ce boulot. Pourtant, des choses fantastiques ont eu lieu. La plus importante, à mon avis, est la mort de l’apartheid. Particulièrement pour ses architectes, les anglais et les hollandais. La plupart des communistes avec qui j’étais impliqué se battaient pour ça. Après la fin de l’URSS, l’excuse utilisée par l’ouest et l’apartheid (si vous luttiez contre eux, vous étiez une marionnette communiste) a disparue. C’est ce qui s’est passé au Mexique, au Zaïre…
Qu’est devenu le Parti Communiste anglais ?
Il s’est fait Hara Kiri ! Son cœur était basé sur une génération de gens vieux ou morts. Principalement des anti-fascistes des années 30. Il y avait un très fort élément juif et écossais. Beaucoup d’idées ont été adoptées. Mais il ne faut pas le dire.

‘Blues in Bob Minor’ est un hommage à Dylan ?
Oui, il est Bob Major, je suis Bob Mineur. J’avais écrit cette progression blues altérée en Fa mineur, je jouais ça au piano depuis des années. Puis des mots me sont venus, une parodie d’une pub pour une voiture française « Papa, Nicole ? ». Et je faisais « Alfie , Oh, Alfie » Je trouvais ça très cool. Je lui ai joué et elle a dit que ce n’était pas cool du tout ! Que j’étais peut-être simplement un peu fainéant. Elle m’a gentiment suggéré de travailler un peu plus dur là-dessus. Et dans une sorte d’accès de mauvaise humeur, je me suis dit que j’allais la remplir de mots. Et quand vous balancez une litanie de mots sur une forme de blues altérée, Bob Dylan vient immédiatement à l’esprit. C’est pourquoi il n’est pas chiant alors que tant de chanteurs folks le sont… Le rythme de ses mots est très vivant. C’est presque une version folk du bebop, avec les syllabes. J’ai donc essayé de chanter ‘Subterraneans Homesick Blues’ par-dessus ce que j’avais fait. Mais la vérité, c’est que je ne pouvais pas me souvenir des paroles. J’ai juste écrit deux ou trois phrases dont je pouvais me souvenir : « you only got ten » et quelques autres… et pour le reste, j’ai juste mis des trucs à moi.
Avez vous été influencé par les poètes beat, comme lui ?
Pas directement. Je m’en souviens, c’était très important dans les années 50, ce mélange de poésie et de jazz.

Ecoutez vous du rap ?
J’en ai beaucoup écouté au début des années 80. J’en ai fait un sur un texte d’Alfie : « Shrink Rap ». Ce que j’aimais dans le rap, c’était qu’on y retrouvait peut-être pour la première fois ce qu’on avait connu avec Fats Waller et beaucoup d’autres chanteurs bop des années 40 qui jouaient avec des mots très rapides… depuis, les mots de la musique noire étaient restés très préfabriqués et pourtant les noirs américains parlent un superbe dialecte. Il semblait que ça apparaissait enfin sur disque dans le rap. C’était magnifique pour cette raison.
Qu’écoutez vous comme musique en ce moment ?
Honnêtement, depuis un an, je n’écoute quasiment que ce que j’essaye d’écrire. J’ai vraiment travaillé très dur sur Shleep. Je voulais vraiment savoir ce que je faisais. Le dernier disque que j’ai acheté est un Charlie Haden, mon musicien favori, en partie parce qu’il a toujours des choix de collaborateurs intéressants, de Don Cherry à Stéphane Grapelli.

La conversation dévie sur un bootleg enregistré en 1971 à Berlin avec deux violonistes : Jean Luc Ponty et Sugarcane Harris:
Oh, je ne savais pas ce que je faisais à l’époque, j’étais totalement à côté de mes pompes, mais Jean Luc est un violoniste formidable.

Ecoutez vous de la musique nouvelle ? Dance, Acid Jazz…
Non. Je crois que c’est Byron qui disait : « Chaque fois que j’entends parler d’un nouveau livre formidable, j’ai envie de foncer en courant m’acheter un vieux livre formidable. »


Chronique
Going Back A Bit – A Little History Of Robert Wyatt.
Rock & Folk 1994.
  lire +